Almanara Magazine

L’Ethnie libanaise chrétienne Et le Patriarcat d’Antioche

Prof. Dr. Nabil el-Khoury

Tübingen (Allemagne)

A son Eminence le Cardinal Mar Bechara Boutros Al-Rahi, Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient.

          Face aux Palestiniens d’abord, puis maintenant, face aux Syriens, l’ethnie libanaise chrétienne lutte pour son existence et la survie de son autonomie. En fait, ces deux étapes de sa lutte, qui dure déjà depuis plus de 18 ans, ne sont que les deux aspects successifs apparents d’une seule et même réalité : la vague de fond massive que fait peser sur cette ethnie le déferlement du panislamisme arabe. Ce dernier l’entoure de tous côtés et cherche à l’étouffer pour se l’absorber, depuis plus de 1200 ans. Cette fois-ci, cette tentative d’absorption s’est faite par l’intermédiaire de la Syrie qui put, dans sa première étape, grouper au Liban même, les adversaires des Chrétiens autour du problème palestinien. Par le biais de ce problème, ensuite, elle arriva dans la seconde étape, à entrer elle-même en scène pour exercer le rôle que, dès les débuts, elle cherchait à jouer.

          Face à cette succession d’adversités et de rebondissements qu’elle pourrait avoir, l’ethnie libanaise chrétienne a lutté, lutte et ne cessera de lutter. Dans le domaine exclusif de la politique internationale, elle peut se réclamer de Droits de l’homme en général, et serait heureuse que tout Arabe, chrétien ou non, put se joindre à elle dans cette réclamation et dans les moyens de la réaliser. Le fait est, cependant que la politique internationale, dans le cas précis qui nous occupe, se fraie son chemin et s’applique à travers un ensemble régional où l’islam est maître absolu et sur le plan des consciences et sur celui de l’Etat. Notre ethnie refuse de se laisser intégrer à tout cet ensemble par un sens inné et irrésistible de l’absolu de l’homme, de la liberté personnelle et de la véritable démocratie ; sens qui la distingue du monde arabo-musulman sans toutefois l’en séparer complètement. Elle doit ce sens à une tradition de foi et de culture qui remonte loin dans l’histoire. En elle-même et dans ses origines, cette culture présente des traits communs au Musulman et au Chrétien, quoique leurs lignes de force anthropologiques aient été, historiquement et en fait, infléchies en faveur du premier plutôt que du second. C’est donc sous l’aspect de l’Ecclésiologie et de l’humanisme universel qu’il faut considérer l’ethnie libanaise chrétienne. C’est cet aspect d’ailleurs qui lui donne sa raison d’être et met en évidence la spécificité de sa mission. Il indique en même temps le sens dans lequel ses frères d’Occident peuvent et même doivent la soutenir et l’aider à sortir de l’impasse dans laquelle elle se débat.

          Sans doute, envisagée de ce point de vue de l’Ecclésiologie, notre ethnie libanaise chrétienne est comme le champ de blé de l’Evangile. Elle porte en elle du mauvais grain presque autant que du bon. Les « requins »n’y manquent pas. Et voilà pourquoi elle n’est jamais appelée ici du nom de « communauté », mais d’«ethnie » chrétienne. Cependant, à côté de ses membres chrétiennement répréhensibles, on trouve encore de véritables saints à l’âme authentiquement chrétienne et profondément évangélique. Au-delà donc de son comportement politique et de la conduite extérieure de certains de ses membres, il faut savoir découvrir l’attitude fondamentale de ses origines, de sa vocation et de son charisme historico-théologique en tant que groupe humain. Pour ce faire, on doit se référer à un ensemble de données qu’il faudrait pouvoir analyser dans leurs détails et qui ne sauraient qu’être effleurés ici. On y trouvera d’abord une vue descriptive rapide de ce dont l’ethnie libanaise chrétienne se compose et de ce qui lui fait face sur son propre territoire. Les composantes de ce panorama seront ensuite remis dans leurs horizons et contextes historico-anthropologiques. Toute cette analyse nous permettra de mieux situer, alors, notre ethnie libanaise chrétienne dans son ensemble fondamental qui la fait apparaître sous son éclairage véritable. Issu du Patriarcat d’Antioche, affrontée à une masse humaine dont l’évangélisation a toujours incombé à ce Patriarcat, elle est l’héritière de ce dernier et son « petit reste ». Son rôle et sa mission sont d’être, à travers le temps et dans un espace donné, l’interprète et le promoteur du mystère de l’Incarnation en termes propres à la « sagesse araméenne » orientale, devenue aujourd’hui la « sagesse arabe » islamique, comme les Eglises d’Occident ont été et restent les interprètes et les promoteurs du même Mystère en fonction de la « sagesse grecque », devenue aujourd’hui la « sagesse occidentale ». Ce rôle et cette mission, une fois dégagés et mis en évidence, remettront dans ses dimensions et proportions authentiques le fameux « dialogue islamo-chrétien dont on parle tant aujourd’hui. Ils feront apparaître, en même temps, en pleine lumière la place essentielle qui doit être dévolue d’office, dans ce dialogue, à notre ethnie chrétienne. Bien entendu, les réalisations qu’elle sera amenée à faire à l’intérieur de ces limites, et parce qu’aidée de ses frères d’Occident, auront pour eux comme pour elle, des retombées sur le plan de la culture de l’humanisme universel et même de la politique moyen-orientale et internationale. Ces retombées ne seront pas envisagées dans cet exposé. Elles ne sauraient être considérées en elles-mêmes que comme étant le « surcroît donné »à quiconque « recherche » l’essentiel c’est-à-dire « le Royaume de Dieu et sa justice ».

I-Les deux composantes de l’entité libanaise :

          Chrétienne et Musulmane

1- L’Ethnie Libanaise Chrétienne

          L’Ethnie libanaise chrétienne, actuellement en lutte pour son existence, se compose, en fait et selon l’importance numérique, des groupes chrétiens suivants : Maronite, Grec, Syriaque et Arménien. Les trois derniers se divisent, à leur tour, chacun en deux sous-groupes : l’un uni à Rome s’appelle Catholique, alors que le second, plus nombreux et séparé de Rome, se donne le nom d’Orthodoxe. A la tête de chacun de ces sept groupes se trouve un Patriarche, sauf les Arméniens orthodoxes dont le chef s’appelle le « Catholicos ». Le tableau synoptique suivant fera mieux ressortir les noms des diverses Eglises engagées, les titres de leurs Patriarcats, comme aussi leur situation par rapport aux évènements du Liban.

L’EgliseTitre du Patriarche
MaronitePatriarche d’Antioche et de tout l’Orient. Résidence : Bkerké, près de Jounieh (Liban)
Syriaque CatholiquePatriarche d’Antioche et de tout l’Orient Résidence : Beyrouth (Liban)
Syriaque OrthodoxePatriarche d’Antioche et de tout l’Orient Résidence : Damas (Syrie)
Grecque OrthodoxePatriarche d’Antioche Résidence : Damas (Syrie)
Grecque CatholiquePatriarche d’Alexandrie, de Jérusalem, d’Antioche et de tout l’Orient Résidence : Damas (Syrie), Le Caire (Egypte) et Raboui (Liban)
Arménienne OrthodoxeCatholicossat de Cilicie Résidence : Antélias (Liban)
Arménienne CatholiquePatriarcat de Cilicie Résidence : Beyrouth (Liban)

          Seuls, donc, les trois chefs suprêmes religieux des Maronites, des Syriaques Orthodoxes et des Syriaques Catholiques portent le titre caractéristique de « Patriarche d’Antioche et de tout l’Orient ». Outre le Patriarcat grec-orthodoxe d’Antioche, en effet, il y a aussi ceux de Jérusalem et d’Alexandrie. Le titre de Patriarche grec-catholique lui a été conféré lorsque, à la suite du mouvement uniate, commencé aux 17eme _ 18eme ss. , on voulut donner un chef unique à tous les « Grecs Melkites » du Moyen-Orient qui se rallieraient à Rome. La dernière partie du titre « Antioche et tout l’Orient » est même d’addition tout-à-fait récente.

          Toujours est-il que le Haut-Clergé de ces «Grecs » était, jusqu’aux 18eme_19eme ss. , hellénophones ; et c’est lui, exclusivement, qui leur fournissait leurs évêques et leurs Patriarches, nommés ou agréés directement par le Patriarche du Phanar, à Constantinople. Les Grecs-Catholiques furent les premiers à avoir un Patriarche et des évêques arabophones ; par suite, les Grecs-Orthodoxes réclamèrent qu’il en fut de même chez eux. Les uns et les autres suivent la liturgie byzantine qu’ils célèbrent actuellement, en grande partie en arabe ; la part du grec y est très minime. Les Arméniens, orthodoxes et catholiques continue pour leur part, à employer la langue arménienne pour tout ce qui concerne leur vie soit religieuse, soit pratique et profane ; la langue arabe n’est pas pour eux la langue maternelle. Quant aux Maronites, leur langue liturgique fut, jusqu’à une époque récente, le syriaque ; celui-ci avait été remplacé, très tôt déjà, par l’arabe dans la catéchèse, la prédication et l’usage quotidien. Il faut en dire autant pour les Syriens Catholiques, depuis le mouvement d’union à Rome. Seuls, les Syriaques Orthodoxes utilisent, jusqu’aujourd’hui, exclusivement le Syriaque pour la liturgie, la prédication, la catéchèse et même l’usage quotidien. Dans ce dernier domaine, cependant, ils emploient l’arabe tout aussi bien.

          Historiquement, l’ethnie libanaise chrétienne s’est constituée comme suit : Les Maronites en sont le fer de lance, et de beaucoup les plus nombreux. Voilà pourquoi ils sont les plus visés par la presse de l’adversaire. Ce sont eux qui depuis le 7eme siècle, n’ont cessé de construire le Liban et lui ont donné la figure qu’il présente actuellement. Ils en ont fait, par la suite, surtout à partir des 17eme et 18eme siècles, le refuge des autres groupes chrétiens persécutés dans leurs différents pays d’origine du Moyen-Orient. Cette prérogative leur est reconnue par toutes les autres communautés chrétiennes libanaises. Il arrive cependant que, du sein de ces dernières, des voix s’élèvent pour reprocher à certains Maronites de considérer le Liban comme étant leur bien exclusif. Ce en quoi elles n’ont pas tout-à-fait tort. Pour faire le Liban d’aujourd’hui, ils furent, en effet, puissamment aidés dans leur tâche par tous les autres groupes chrétiens. Cela vaut, en particulier, pour les Grecs-Orthodoxes et les Grecs-Catholiques, surtout à partir des 18eme et 19eme siècles, époque à laquelle l’arabisation du Liban s’intensifie et s’amplifie au point qu’aujourd’hui l’arabe est devenu la langue maternelle, officielle et nationale de tout libanais, aussi bien Chrétien que Musulman.

          Il serait injuste, cependant, d’omettre ce qui suit : Au long des siècles d’autonomie qu’ils avaient farouchement défendue, les Maronites ont dû vivre d’une économie pauvre. Beaucoup d’entre eux furent obligés de s’expatrier en quête d’une vie plus clémente pour eux et les leurs. Actuellement ils sont entre quatre et cinq millions installés dans les cinq parties du monde. Aucun autre groupe libanais chrétien ne compte autant d’émigrés. Aussi tous pressent-ils les Maronites de constituer, à travers les cinq continents et un peu à l’image de l’Agence juive, une Agence maronite. Celle-ci ferait, pour l’ethnie chrétienne libanaise tout entière, un peu ce que fait l’Agence Juive mondiale pour les Juifs installés dans l’actuel Israël. Ce qui montre l’importance que les autres groupes de l’ethnie libanaise chrétienne accorde toujours aux Maronites chez eux. Ces derniers doivent cependant rester conscients du danger qui ne cesse de les guetter : transformer leur « maronitisme » en une attitude raciste et exclusivement politique.

2- L’Ethnie Libanaise Musulmane

          En face de l’Ethnie libanaise chrétienne se dresse une autre ethnie libanaise musulmane aussi, mais d’origine exclusivement arabe. Elle se compose de trois groupes religieux différents, sinon antagonistes, et dont il serait inutile d’expliquer les dénominations ici ; d’abord le sens ces dénominations est connu, outre qu’il serait aisé, pour ceux qui l’ignorent, de s’en informer rapidement.

          Dans cette ethnie libanaise musulmane, le groupe des Druzes est le plus éloigné de l’Islam reconnu comme orthodoxe par l’immense majorité des Musulmans. En fait, et surtout avec les Maronites, ce sont ces Druzes qui ont fait le Liban, tout au long de l’histoire, et surtout depuis 1860 jusqu’en 1920. Viennent ensuite les Chiites, deuxième groupe considéré comme une secte et longtemps persécuté par l’Islam « orthodoxe » ; ils se sont réfugiés au Liban un peu plus tard que les Maronites. Mais la principale source de difficultés et de conflits face à l’ethnie chrétienne est le troisième groupe, celui des Sunnites, les Musulmans « orthodoxes ». Plus ou moins établis au Liban par les Turcs ottomans sunnites, pour faire contrepoids aux Chrétiens, Chiites et Druzes, ils forment dans ce pays, la petite masse, qui, nécessairement, subit l’attraction de la grosse masse sunnite dont se compose presqu’exclusivement le monde arabo-musulman du Moyen-Orient. Ce groupe refuse, jusqu’ici encore, de reconnaître le Liban comme sa véritable patrie, et ne veut le considérer que comme une province musulmane. Dans ce qu’il croit être son dogme, temporel et spirituel sont indissolublement unis, et pour lui, l’Etat doit avoir nécessairement une religion qui ne peut être que l’Islam.

          En régime normal, l’ethnie libanaise chrétienne arrivait à coexister avec ces trois groupes et à composer avec eux un Etat libanais qui, en réalité, n’en était un qu’en apparence. Elle profitait simplement de leurs antagonismes. Un Sunnite n’acceptera jamais, par exemple, comme président de la République, ni un Chiite ni un Druze. Ni un Chiite, un Sunnite ou un Druze. Ni un Druze, un Chiite ou un Sunnite. Tous préfèreront le voir Maronite, ou du moins chrétien. Mais chaque groupe voudra que ce Président soit l’instrument de sa propre politique. Et celle-ci est commandée, avant tout, par celle du monde arabo-musulman sunnite.

          Or, ici, encore, les divergences, pour ne pas dire les contradictions, ne laissent pas de jouer comme sources de conflits. Quatre centres se disputent la suprématie dans le monde arabo-musulman : L’Egypte, L’Irak, L’Arabie Saoudite et la Syrie. Et les quatre ont chacun leurs partisans dans le milieu sunnite du Liban. C’est avec tout ce monde, plein de contradictions, que l’ethnie libanaise chrétienne doit composer ; et ce, au-dedans et au dehors. Au-dedans, par les liens d’intérêts, voir même d’amitiés ou d’affinités politiques entre l’un ou l’autre de ses leaders d’une part et l’un ou l’autre des leaders musulmans de l’autre. Au dehors, par le grand nombre de ses techniciens dans tous les domaines, désirés, sollicités même dans les pays sunnites, surtout la Jordanie, l’Arabie Saoudite, Le Kuwait, et les pays du Golfe. Ils le sont parce que arabophones et surtout parce que neutres dans les rivalités qui divisent le monde arabo-musulman sunnite.

3- Interférences du gauchisme International

          Il faut dire, enfin, que ces deux ethnies libanaises, chrétienne et musulmane, ne vivent pas et n’ont jamais vécu, même aux pires moments du conflit, en vase clos. Il y a même des musulmans qui luttaient dans les rangs de l’ethnie chrétienne, comme il y a des chrétiens qui, sous le couvert du panarabisme ou du pansyrianisme, avaient pris le parti de l’ethnie musulmane. Ces derniers sont des gauchistes. Et ce sont eux, de connivence avec le parti Ba’th syrien, plus ou moins laïcisant, qui menèrent une tactique visant à faire éclater l’équilibre libanais déjà branlant en lui-même ; tactique que les leaders chrétiens ne purent faire échouer. Après avoir noyauté la rue sunnite et les deux premiers groupes musulmans, ces gauchistes, soutenus par le communisme international, réussirent à faire patronner tout cet ensemble par le prétendu chef religieux suprême du Sunnisme au Liban : le Mufti. Du coup, les sympathies du monde arabo-musulman ne pouvaient que bousculer en faveur de cet ensemble hétéroclite patronné par la Syrie. Celle-ci fit jouer d’abord les Palestiniens et leur cause. Maintenant elle agit directement. Elle a visé et elle vise toujours, dans la première comme dans la seconde étape, le même et seul but : réaliser son rêve de toujours, celui de s’annexer le Liban pour en faire une simple province syrienne. 

          Et dans le premier cas, comme dans le second, c’est l’ethnie libanaise chrétienne qui a été et reste menacée dans son existence à cause de son attachement à son Liban indépendant et souverain. Elle a réussi à le forger à travers les âges et malgré toutes les vicissitudes de l’Histoire. Elle y tient par toutes les fibres de son âme et continuera à le défendre par instinct de conservation d’abord. Mais sa défense d’elle-même et du Liban commence déjà à chercher sa motivation plus profondément encore dans l’Histoire et la vie moyen-orientales. Depuis au moins trois décennies, cette ethnie libanaise chrétienne prend de plus en plus conscience qu’elle est le « petit reste » du Patriarcat d’Antioche. Elle est dotés du même charisme, la mission et la structuration linguistique du Patriarcat d’Antioche à son époque glorieuse permettra de voir que cette idée, plus ou moins consciente, que l’ethnie libanaise chrétienne commence à se faire d’elle-même n’est pas, chez elle, une pure prétention.            

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