Almanara Magazine

Le Magnificat de Marie

Cantique de celle qui a cru

D. Jocelyne Khoueiry[1] 

Le chant de la Vierge Marie est devenu le chant de toute l’Eglise qui proclame le projet salvifique de Dieu au milieu des nations. Ce chant est révélateur par excellence de la figure de Marie, dans ses profondes dispositions de « servante du Seigneur » et dans l’aptitude de « Celle qui a cru » au Dieu de l’impossible. Le Magnificat de Marie est la jubilation de Celle qui porte en son sein le mystère caché qui mène les promesses divines à leur réalisation eschatologique. Emerveillée devant la fidélité bouleversante du Seigneur, Marie chante la présence de Dieu qui sauve et fait justice dans la réalité de l’histoire humaine. Quel visage de Dieu nous transmet la Vierge de Nazareth, à travers son Magnificat, et quelle figure de femme nous révèle-t-elle ?

  1. 1) Le Magnificat, Marie au cœur de la Révélation

Le Magnificat nous introduit dans le monde de Marie : sa foi, son Dieu, sa figure et sa mission, les attentes de son peuple, etc. Il s’agit de revisiter le texte pour aborder le monde de la Vierge Marie et sa mission extraordinaire d’être  la Mère de Notre Seigneur. Marie prononça son cantique, sous l’impulsion de l’Esprit Saint qui la prend sous son ombre. Aux paroles prononcées  par Elisabeth louant sa foi, la Vierge de Nazareth oriente sa louange vers Dieu qui l’a choisie, Elle, son humble servante, et l’a comblée de ses grâces :

« Marie dit alors :

Mon âme exalte le Seigneur,

exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur !

Il s’est penché sur son humble servante ;

désormais, tous les âges me diront bienheureuse.

Le Puissant fit pour moi des merveilles ;

Saint est son nom !

Son amour s’étend d’âge en âge

sur ceux qui le craignent.

Déployant la force de son bras, il disperse les superbes.

Il renverse les puissants de leurs trônes, il a élève les humbles.

Il comble de biens les affamés,

renvoie les riches les mains vides.

Il relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour,

de la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa race, à jamais. »  (Lc 1, 46-51)

 Le grand mariologue René Laurentin,  attribue la rédaction du Magnificat à la personne de Marie, bien que cette théorie se base sur une tradition vétérotestamentaire indéniable qui lie la genèse du Magnificat à une transmission dont le prototype est représenté par le Cantique d’Anne, mère de Samuel (1S 2, 1-10). Nous sommes à une époque où la mémoire constituait pour les femmes, majoritairement illettrées, l’unique livre de prière. Cela rend probable l’actualisation de ce Cantique prononcé à la fois par la mère du premier prophète d’Israël et la Mère du Messie, dans des circonstances identiques que la Vierge vivait intensément dans la profondeur de sa foi, selon le témoignage de Saint Luc ».1  Laurentin estime donc que, si le Magnificat a été transmis « c’est que Marie l’a repris et actualisé dans la communauté primitive de Jérusalem où Luc lui-même la situe (Ac 1, 14). »2 Par ailleurs il ne faut pas ignorer les affinités entre le texte du Cantique tel que nous l’avons reçu et le récit de l’Annonciation car dans les deux, Marie se présente comme « La Servante du Seigneur ».

 Située au cœur de la Révélation, qui doit être comprise et accueillie dans sa globalité, la figure de la Mère de Dieu se trouve présente en filigrane dans les différentes étapes de l’histoire du salut. Ainsi, Laurentin considère-t-il que « dans la mémoire de l’Eglise, la  Révélation mûrit et se transfigure par l’Esprit, et, à l’intérieur de cette Révélation, de  manière particulièrement étonnante, le visage de Marie, Mère de Jésus ».3 Rappelons enfin que la découverte du mystère de Marie, à l’exemple du Verbe Incarné  auquel il est indissociablement lié, est le fruit d’une rencontre spirituelle et d’une  communion avec la Mère de Dieu, à partir de la méditation des textes bibliques. C’est dans ce sens que les évêques latino-américains réunis à Puebla affirment dans leur document :

« Le Magnificat est le miroir de l’âme de Marie. Dans ce poème, la spiritualité des pauvres de Yahvé et le prophétisme de l’Ancienne Alliance atteignent leur maximum, il annonce le Nouvel Evangile du Christ  comme prélude au sermon sur la montagne. Marie, dans ce poème, se donne à nous comme vidée d’Elle-même, mettant toute sa confiance dans la miséricorde du Père »4

Avec Marie, la chaîne de louanges nous atteint et nous unit à travers les siècles. A chaque moment de l’histoire, Dieu fait surgir des voix qui témoignent sa grandeur face au monde. Ermano Genre dit que « les voix les plus subversives sont des voix de femmes, selon la Bible, à commencer par la voix de Myriam qui chante la libération d’Israël de l’esclavage d’Egypte (Ex 15, 20-21) jusqu’à la voix de Marie-Madeleine qui annonce aux disciples incrédules d’avoir rencontré Le Christ  ressuscité. (Jn 20, 11) »5

2)  Magnificat, le visage de Dieu

Le Magnificat nous révèle le visage de Dieu connu et adoré par l’âme de la Vierge Marie qui appartient au peuple fidèle d’Israël et inaugure la nouvelle Alliance qui a pris corps en Elle, le Saint qui marque par son avènement la plénitude des temps, dans la continuité de l’histoire salvifique. Marie unit en Elle les deux Alliances, comme le confirme le salut d’Elisabeth qui a reconnu la grandeur de sa foi et sa maternité divine. Devant Marie, Elisabeth incarne le peuple de l’attente qui se réjouit de voir réalisées les promesses faites aux Pères d’Israël ; tandis qu’en Marie se trouvent incarnées toutes les aspirations messianiques et eschatologiques car le Christ, en Elle, dévoile le vrai visage de Dieu, Sauveur et Miséricordieux : Dieu qui vient au milieu de son peuple.

2.1    Dieu Sauveur, Puissant, Saint et Miséricordieux

Selon les exégètes, le Magnificat est divisé en deux parties (46b-50/51-55). La première partie est une célébration de la miséricorde infinie de Dieu, tandis que la seconde chante sa puissance étonnante. Cependant, il est notable que la miséricorde de Dieu constitue le cœur de tout le Chant de Marie, car elle conclut, parallèlement, la première et la deuxième partie. Mais dans la première partie on parle de force, de puissance, et d’interventions libératrices grandioses, tandis que dans la deuxième la miséricorde reste centrale et, selon Alberto Valentini6, le titre Dieu Sauveur, placé en position dominante, est à comprendre à la lumière des autres appellatifs riches de densité :

« Le Puissant : qui fait grandes choses, avec référence certaine aux événements majeurs de l’histoire salvifique ; Le Saint : titre qui n’est ni abstrait ni statique, dans lequel il faut rechercher la motivation profonde de l’agir de Dieu, tel qu’Il est explicitement rappelé dans le chant de la mer (Ex 15, 11) »7.

Valentini perçoit, donc, la densité particulière de la première manifestation de l’agir de Dieu en comparant le regard de Dieu envers « la pauvreté de sa Servante » (Lc 1, 48) et son regard porté sur  « la misère de son peuple » en Egypte dans Exode 3, 7. Une expression qui révèle l’attitude de Dieu, « son implication personnelle et passionnelle dans la condition de son peuple ». Attitude d’un Dieu vivant qui veille sur la vie de son peuple opprimé.  Un Dieu radicalement différent des divinités muettes et inertes des nations.  Le terme  « Il a porté son regard  » n’exprime pas seulement un regard d’en haut, ni un regard de loin, mais un « se pencher sur », un « prendre soin », comme un père et une mère face à leur fils en difficulté. Cette affirmation résume l’Histoire du Salut et nous montre le visage d’un Dieu « Autre », qu’on ne peut pas classer ou catégoriser. Dieu d’Israël est Grand, Miséricordieux, transcende et domine l’histoire, intervient avec force pour libérer. Valentini lie le titre de Puissant à celui de Sauveur, considérant  inséparables les deux appellatifs : Dieu sauve en réalisant efficacement ses promesses et en mettant sa force entièrement au service de son peuple. Les attributs divins dans l’Ecriture sont dynamiques et ne sont en aucun cas des révélations philosophiques sur l’essence de Dieu ; le constat est aussi valable pour l’expression « Saint est son nom » (V. 47, b) qui n’est pas une affirmation abstraite et ne peut se réduire à une définition rationnelle de Dieu. Par conséquent, « la sainteté n’est pas un simple attribut de personnalité divine, mais, comme cela apparaît dans le texte, elle constitue la racine profonde du zèle qui préside à l’action salvifique de Dieu ».8 Marie se tient ainsi dans la plénitude du temps pour annoncer la plénitude de la réalisation des promesses salvifiques, la plénitude de la Puissance et de la Miséricorde divines.

                        2.2  Dieu des opprimés

Le Magnificat de Marie parle de riches et de pauvres, d’oppresseurs et d’opprimés, que la tradition biblique désigne en fonction de la condition du peuple élu d’Israël. Les oppresseurs et les superbes sont les ennemis païens, en particulier leurs chefs, comme Pharaon, Senharib, Nabuchodonosor et d’autres qui ont opprimé le peuple de Dieu. La « superbia » ou l’orgueil est le péché caractéristique des païens qui ne connaissent pas la Torah,  source de la sagesse d’Israël (Dt 4, 6). Ils ne possèdent pas la loi et penchent naturellement vers l’arrogance. Ils ne reconnaissent pas Dieu, ne lui rendent pas gloire et dominent sur les fils de son peuple.

« Là où règnent des orgueilleux qui ignorent le vrai Dieu, les faibles sont réduits en servitude, et constamment Israël sera menacé d’asservissement par les païens dont l’orgueilleuse puissance jette un défi au Dieu vivant » (1S 17, 26). De cet orgueil dominateur des Etats qu’on appelle aujourd’hui totalitaires, le type est Babylone qu’on nommait « La souveraine des royaumes » (Is 13, 19). En Israël même, l’orgueil peut produire des fruits d’oppression et d’impiété. La loi prescrivait la bonté pour les faibles (Ex 22, 21-27) et invitait le roi à ne pas s’enorgueillir, soit en amassant trop d’argent et d’or, soit en s’élevant au-dessus de ses frères (Dt 17, 17 ; 20). Pour s’enrichir, l’orgueilleux n’hésite pas à écraser le pauvre dont le sang paie le luxe du riche (Am 8, 4-8 ; Jr 22, 13ss). Mais ce mépris du pauvre est mépris de Dieu et de sa justice. Les orgueilleux sont des impies comme les païens, et ceux qu’ils persécutent font appel à Dieu (Ps 73). »9

Les « changements » ne constituent pas une action violente qui vise les oppresseurs et les riches, mais une conséquence subordonnée qu’on ne peut pas égaliser avec l’objectif premier qui est celui de rendre justice à l’opprimé. Ainsi note-t-on que dans la première partie du chant (V. 48-50), l’aspect de l’action divine est complètement positive, alors que dans la partie finale (V. 54-55), l’attention est centrée sur Israël, sans aucune référence aux superbes et aux oppresseurs, tandis qu’au début et à la fin, comme déjà mentionné, émerge la tendresse de Dieu qui constitue le fil conducteur du chant de La Vierge.

                         2.3 Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ

Le Magnificat qui loue le Dieu des Pères est un chant qui célèbre surtout le Dieu Père de Notre Seigneur Jésus-Christ et la libération fondamentale accomplie par Lui. Il nous révèle l’accomplissement de l’Espérance messianique et l’avènement des temps nouveaux. Dans ce sens, nous pouvons affirmer que le Magnificat est plutôt un chant pascal qui célèbre la victoire définitive de Dieu, ce qui justifie la grande joie qui en émerge.

A travers Marie, le Magnificat est devenu la prière de tout le peuple et le chant des pauvres, ceux qui attendent et invoquent la « consolation d’Israël », comme Marie, Elisabeth, Zacharie, Simon et Anne, ( Lc 2, 25-38) :

 « Le Dieu du Magnificat est Le Dieu de L’Exode et des exodes, Celui qui libère jusqu’à la Rédemption définitive, universelle et eschatologique. Le Magnificat qui chante la libération de Dieu à la lumière de l’histoire passée, désormais accomplie en Christ, est aussi un chant prophétique qui annonce et garantit la libération future à tous les pauvres qui attendent et invoquent leur consolation »10

Le Dieu du Magnificat est un Dieu vivant et présent dans notre histoire. Il nous invite à réagir dans une attitude de foi à la mesure de son appel. Une foi qui se traduit dans le vécu quotidien de notre existence. La foi a une fonction fondamentale au niveau de notre vie collective car elle est illuminatrice et libératrice. En nous indiquant la réalité suprême et les valeurs d’humanité, elle nous protège de tant d’illusions culturelles et nous aide à relativiser les idéologies, à y discerner ce qu’il y a d’erreurs et de mensonges. La foi n’est pas la simple conviction que Dieu existe. Elle est adhésion à Lui, à son projet et à sa logique. Elle est libératrice parce qu’elle nous offre la vérité de Dieu comme mesure, et une vision claire de la voie et des repères qui nous protègent de la prétention fatale de pouvoir construire un monde sans Dieu et en-dehors de sa loi.

« Le Magnificat dessine une image de Dieu qui est celle que le Nouveau Testament reçoit de l’Ancien. Une image dont il n’est pas difficile de sentir la ressemblance avec celles qui se dégagent des Béatitudes ou de l’hymne de jubilation (Lc 10, 21 ; Mt 11, 25-26) et de plusieurs paraboles de Jésus ».11

Nous sommes appelés à vivre aujourd’hui cette foi en Dieu du Magnificat, dans la confiance de Marie, dans un contexte culturel marqué par l’indifférence religieuse, l’athéisme ou le matérialisme. Nous sommes appelés à être, dans l’esprit du Magnificat, les témoins de l’espérance, là où le monde nous lance les défis les plus lourds. A chaque époque de l’humanité ses épreuves, mais aussi ses témoins qui ne cessent de croire que Dieu est toujours vainqueur. Il suffit de penser à un Maximilien Kolbe qui a cru, espéré et donné sa vie là où régnait la mort. Ce saint qui n’a pas succombé aux séductions idéologiques de son temps – le communisme et le nazisme –, face aux masses populaires déroutées de part et d’autre. Nous pensons à l’Eglise qui, loin de se taire devant les déviations culturelles suicidaires, ne perd jamais l’occasion de condamner le mal là où il se trouve et de démasquer les erreurs.

2.4  Magnificat, le Dieu de l’impossible

La Vierge de Nazareth loue son Dieu parce qu’Il a porté son regard sur Elle, son humble servante (la première partie du verset 48). Cette jubilation a ses antécédents dans l’Ancien Testament : Ainsi priait Anne, habitée par l’angoisse de sa stérilité persistante : « Seigneur tout puissant, si tu daignes regarder la misère de ta servante, te souvenir de moi, ne pas oublier ta servante, et donner à ta servante un garçon… » (1S. 1,11). Le livre de la Genèse raconte à propos du geste de Jacob que « quand Le Seigneur vit que Léa n’était pas aimée, Il la rendit féconde, alors que Rachel restait stérile. Léa devint enceinte et enfanta un fils qu’elle appela Ruben car, dit-elle, le Seigneur a regardé mon humiliation » (Gn 29, 31). Un bel exemple de foi dans un contexte culturel qui pratiquait la polygamie où la guérison de la stérilité ne pouvait être que miraculeuse.

Mais le cas de Marie est tellement différent. Il s’agit de l’enfantement, par l’action de l’Esprit Saint, du Messie attendu par son peuple !  Marie a cru en Dieu comme Maître de l’impossible.

« Marie avait prononcé le “Oui” au nom de toute l’humanité à l’inimaginable proposition du Dieu Créateur et Sauveur, une fois que l’Ange lui eut donné les explications nécessaires et qu’il lui eut rappelé qu’Il est le Maître de L’impossible. C’était reprendre la confession de foi d’Israël, telle qu’elle est exprimée, par exemple, dans le récit de l’apparition de Mambré : “Y a-t-il une chose prodigieuse pour Le Seigneur ? ” (Gn 18, 16) comme répliqua l’Ange au rire incrédule de Sara face à la promesse divine qui lui assurait qu’elle allait être mère malgré son âge. »12

                        3)  La figure de Marie à travers le Magnificat

La Vierge de Nazareth, à travers son discours inaugural, est la femme qui incarne les attentes, finalement comblées, du peuple d’Israël. En annonçant l’avènement des temps messianiques, Elle est la Mère-Nation, ou fille de Sion, qui récapitule en Elle la vocation de toutes les Mères d’Israël et le sort de sa communauté.

  •           3.1 Marie, la « Fille de Sion »

Dans l’évangile de Luc, Marie apparaît – dans le sillage des femmes d’Israël – semblable à ses contemporaines. Son nom, jadis porté par la sœur de Moïse (Ex 15,20), était courant à l’époque de Jésus. Il signifie probablement « dame » ou « princesse ». Luc nous présente Marie comme une pieuse femme juive, soumise à la loi (Lc 2,  22-27). Mais, à travers les scènes de l’Annonciation et de la Visitation, Luc nous montre la Vierge de Nazareth comme étant la « Fille de Sion », au sens que revêt cette expression dans l’Ancien Testament : la personnification du peuple de Dieu. L’Ange la salue par le « Réjouis-toi » qui n’est pas une salutation usuelle mais une expression qui évoque les promesses de la venue du Seigneur à sa Cité sainte (So 3, 14-17 ; Za 9,9). De même, le titre de « Pleine de grâce » ou « comblée de faveur », qui signifie objet par excellence de l’amour divin, peut évoquer aussi l’épouse, une des figures les plus traditionnelles du peuple élu.

Au niveau de Marie, il est remarquable qu’elle dépasse dans son Magnificat le niveau de la gratitude personnelle (Lc 1, 46-49) pour s’exprimer au nom de toute la race d’Abraham dans la joie et l’exaltation. Ainsi assuma-t-elle, dans l’action de grâce, tout le destin de son peuple. Elle savait que l’ère des promesses définitives était déjà là. En chantant son Magnificat avec les paroles mêmes des textes sacrés, elle récapitule et personnifie, selon l’évangéliste, ce peuple même qui les a reçus ; une réflexion soutenue par H. Urs Von Balthasar qui constate qu’au carrefour de toutes les routes qui vont de l’Ancien au Nouveau Testament, il y a l’expérience mariale de Dieu, si riche et si secrète à la fois qu’on peut à peine la décrire. Mais, selon lui, cette expérience est si importante, qu’elle apparaît sans cesse comme l’arrière plan de tout ce qui s’offre visiblement. « En Elle, Sion passe dans l’Eglise, la Parole dans la chair, la Tête dans le Corps. Elle est le lieu de la fécondité surabondante. »13

Le cardinal Ratzinger (Benoît XVI), en parlant de Marie Fille de Sion, s’arrête sur la figure de la Femme-Israël selon laquelle le peuple élu est interprété tout à la fois comme femme, vierge, bien aimée, épouse et  mère.

« Les grandes femmes d’Israël représentent ce que ce peuple est lui-même. L’histoire de ces femmes devient la théologie du peuple de Dieu et par là-même théologie de l’Alliance (…) Cette relation d’Alliance de Yahvé à Israël est une alliance d’amour conjugal que Yahvé Lui-même (comme Osée le présente magnifiquement) suscite au plus intime et met en mouvement : Il a aimé la jeune fille Israël d’un amour indestructible et éternel. (cf. Os 11, 8-9) ».14

Ainsi, toujours selon Joseph Ratzinger, la véritable Fille de Sion devient la Mère du Sauveur, Mère de Dieu, en continuité – et comme en couronnement – de la vocation des grandes femmes d’Israël qui ont apporté le salut, et incarné l’espoir du peuple à travers les siècles.

  •           3.2 Marie la Pauvre du Seigneur

Il est important de se demander pourquoi le Magnificat a été chanté par une femme, la Vierge de Nazareth. Evidemment pour son implication extraordinaire dans le mystère de Salut, mais la question se pose du choix, par Dieu, d’une femme dans toute sa pauvreté radicale : vierge, servante, une femme qui est la négation de toute forme d’autosuffisance et d’arrogance envers Dieu et envers le prochain ? Une pauvre qui a accueilli la miséricorde de Dieu en mettant sa vie au service de ses projets salvifiques.

Les pauvres tiennent une place considérable dans la Bible, et le vocabulaire hébreu les évoquent avec des termes qui expriment leur diversité : le ras (l’indigent) ; le dal (le maigre ou le chétif) ; l’ébyon (le mendiant) ; anî et anaw, au pluriel anawim (l’homme abaissé et affligé).

 « Mais la pauvreté dont parle la Bible n’est pas seulement une condition économique et sociale, ça peut être aussi une disposition intérieure, une attitude d’âme ; l’AT nous révèle ainsi les richesses spirituelles de la pauvreté, et le NT reconnaît dans les vrais pauvres les héritiers privilégiés du Royaume de Dieu »15

A côté du concept matériel de « pauvreté », qui signifie le manque effectif de biens économiques, et à part le concept qui désigne un manque moral ou une aliénation, un autre sens prend le dessus dans le monde de la Bible, privilégié par le courant prophétique : c’est la pauvreté dans son aspect  spirituel et intériorisé qui désigne celui qui adhère de tout son cœur au Seigneur, obéissant à la loi de Moïse et refusant, par conséquence, les moyens d’assurer sa sécurité, en opposition avec la volonté divine révélée dans cette loi16. Après son retour de l’exil, en 538 av. J-C, Israël se reconnaît comme un « peuple pauvre » (Is 25, 3 dans la Septante). C’est un peuple ainsi décrit par le célèbre oracle de Sophonie : « Je laisserai dans ton sein un peuple humble et pauvre s’abritant dans le monde de Yahvé » (So 3, 12-13)  ; « Celui sur qui je porte les yeux, c’est le pauvre et l’humilié, celui qui tremble à ma parole » (Is 66, 2). C’est la pauvreté qui dénote une attitude selon laquelle l’homme se dépouille de ses propres vues, de ses propres sécurités, pour revêtir celles de Dieu, l’attitude de celui qui « s’abaisse » devant Dieu, avec l’amour et la crainte d’un enfant, dans un abandon total. Dans cette perspective, Marie se trouve au sommet de cette longue procession des pauvres du Seigneur qui constituent « le reste d’Israël », la portion sainte, la racine bénie porteuse de la promesse et du salut eschatologique, comme l’affirme le Concile : «  Est enfin avec Elle, Eglise fille de Sion, après la longue attente de la promesse, les temps se complètent, et une nouvelle économie s’instaure, quand le Fils de Dieu assume d’Elle sa nature humaine »17. Marie est l’humble Vierge d’Israël, qui a pleinement accueilli dans sa vie l’action de Dieu, et constitue les prémices de la communauté messianique. La plénitude de pauvreté et la plénitude de grâce situe la Vierge de Nazareth en représentante du peuple de Dieu, le peuple de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliances, le peuple de la promesse et le peuple des réalisations eschatologiques. En Elle, tous ceux qui aiment et craignent Dieu Tout Puissant expérimentent sa Miséricorde et la célèbre sans fin.

L’expression prophétique « illimitée » du verset 48b, « Désormais toutes les générations me proclameront Bienheureuse », est une nouveauté extraordinaire qui souligne la singularité de la figure de Marie et, en même temps, son exemplarité par rapport aux petits que le Seigneur exaltera. Dans l’expérience de cette femme, il y a la réhabilitation de  tous les pauvres,  particulièrement les femmes.

                         3.3 Le Magnificat, Marie icône de la liberté et de la libération

L’interprétation du Magnificat, comme nous l’avons signalé auparavant, se fait dans le cadre d’une lecture globale des données de la foi. En d’autres termes, une interprétation essentiellement politique (fournie par la théologie de la libération sud-américaine) serait une dénaturation du texte, au même titre qu’une lecture purement spiritualiste.

La Congrégation pour la Doctrine de la Foi a insisté sur la plénitude du message de salut et de Libération exprimé par le Cantique de Marie :

« Elle (Marie) nous montre que c’est par la foi et dans la foi, qu’à son exemple, le peuple de Dieu devient capable d’exprimer en paroles et de traduire dans sa vie le mystère du dessein salvifique et ses dimensions libératrices au plan de l’existence individuelle et sociale. La libération du mal sous sa forme la plus radicale, et l’introduction de l’humanité dans la véritable liberté de fils de Dieu. Totalement dépendante de Dieu et toute orientée vers Lui par l’élan de sa foi, Marie est, aux côtés de son Fils, l’icône la plus parfaite de la liberté et de la libération de l’humanité et du cosmos. C’est vers Elle que l’Eglise dont Elle est la Mère et le Modèle doit regarder pour comprendre dans son intégralité le sens de sa mission ».18

Il faut éviter donc de réduire le Magnificat à un message purement politique. Il faut se rappeler toujours que le Salut commence à partir du cœur de l’homme, dans une libération ontologique qui le situe dans la logique de Dieu et de son projet salvifique pour le monde. Le Salut est d’abord libération par rapport au péché : « En tant que fermeture égoïste sur nous-mêmes, refus de notre dépendance par rapport à Dieu, Créateur et Rédempteur, et des liens fraternels qui doivent être les nôtres par rapport à nos frères humains ».19

Dupont souligne que « l’Enfant que porte Marie est la réponse de Dieu aux aspirations religieuses de ceux qui le craignent, aux aspirations politiques des faibles et des démunis, et aux aspirations nationales du peuple juif. Mais en répondant à toutes ces aspirations, il les dépasse toutes »20. L’Auteur considère qu’il est très significatif, aux yeux de l’évangéliste, que la Mère du Sauveur ait été choisie comme incarnation de ces trois dimensions fondamentales : Elle est fille d’Israël ; Elle appartient  à la race d’Abraham et des Patriarches, Elle fait partie de la classe sociale la plus humble, devenant ainsi  le premier témoin d’un salut dont la bonne nouvelle est directement destinée aux pauvres. Ce fait illustre l’attitude d’un Dieu qui n’accepte pas l’injustice basée sur la loi du plus fort. L’exaltation de l’humble Servante du Seigneur, est devenue celle  de tous les pauvres et de tous les peuples humiliés (comme l’était alors le peuple juif).

Cependant, il n’est toujours pas question de confondre le Salut et la libération sociopolitique. Il s’agit d’être conscient que la conception même du Salut nous incite à œuvrer pour la libération sociopolitique comme conséquence concrète de la foi globale, car le salut que Dieu veut assurer à tous les hommes ne fait pas abstraction des situations concrètes de leur existence. Le Dieu du Magnificat se range résolument du côté des pauvres et des sans pouvoir. Dans son homélie du 3 juillet 1986 à Chiquinquira, en Colombie, Jean-Paul II affirme que « Le chant de la Vierge est l’annonce prophétique du mystère du salut intégral de l’homme. »21

Pour conclure, il serait intéressant de rejoindre René Coste dans son souhait de faire nôtre la litanie polonaise de 1982, en lui donnant une portée universelle en solidarité avec tous les exploités et les opprimés :

« Mère des bernés                               priez pour nous

Mère des trahis

Mère des hommes arrêtés la nuit

Mère des internés

Mère des emprisonnés

Mère des passés à tabac

Mère des terrifiés

Mère des assassinés

Mère des mineurs

Mère des travailleurs des chantiers navals

Mère des ouvriers

Mère des étudiants

Mère des innocents condamnés

Mère de ceux qui ne peuvent mentir

Mère de ceux qu’on ne peut acheter

Mère de ceux qu’on ne peut briser

Mère des désespérés

Mère des orphelins. »22

            4)  Le Magnificat, vers une mariologie sociale

L’interprétation du Magnificat qui nous révèle le visage de Dieu agissant dans l’histoire et la figure de Marie, femme vivante, pleinement engagée dans le plan de Dieu pour la libération des hommes, est censée ouvrir de nouvelles perspectives dans la mariologie.

Stefano De Fiores23 suppose qu’un grand travail attend les mariologues dans le but de souder le « divorce relatif » entre la mariologie, d’une part, et la lutte pour la justice et la conversion sociale, d’autre part. Dans la vie des chrétiens, on remarque parfois que la dévotion à Marie se limite à la sphère  spirituelle, ou dogmatique abstraite, dans une position déconnectée des problématiques de l’existence, au niveau humain et social. Il s’ensuit, donc, un besoin impératif qui consiste, en premier lieu, à rendre la mariologie plus concrète, porteuse d’une dynamique dans le champ social.  En second lieu, il s’agit d’œuvrer à ce que l’engagement social de libération soit plus inspiré par la figure de Marie, d’autant que la réalité ecclésiale confirme, sur le terrain, l’efficacité de l’influx marial dans la pastorale de la charité.

Le christianisme a opéré, à travers les siècles, un changement socioculturel radical à tous les niveaux, comprenant la destruction universelle de l’idolâtrie et l’affirmation du culte du Dieu unique, la liberté de conscience, l’égalité des races et des individus, la libération de l’esclavage, la réhabilitation domestique et le respect social de la femme. Citant le premier mariologue français, Auguste Nicolas24, De Fiores insiste sur le fait que le christianisme a accompli ces grandes œuvres sociales surtout à travers les instituts religieux qui se louent d’être « particulièrement consacrés à Marie et d’avoir fleuri moyennant cette dévotion. »25 Selon Nicolas, toujours cité par De Fiores, le christianisme a dépassé, grâce à la figure de la Vierge Marie, la dégradation de la femme dans laquelle se trouvait le monde païen, et ce à travers des vertus nouvelles – comme la virginité, le martyre, la charité et l’apostolat –, dont Marie a été le l’archétype. De même, le culte de Marie influe sur les individus, la famille et la société, comme sur les sciences, la poésie et les arts.

L’Eglise est donc appelée à faire face à la situation actuelle de violence institutionnalisée, de misère de tant de franges sociales et d’inégalités. Elle doit prendre conscience qu’une attitude neutre, ou liée au pouvoir oppressif, n’est plus possible, mais qu’il faut assurer la libération et la promotion humaine, et réaliser ce que le monde appelle « l’utopie de l’Evangile » qui passe essentiellement par deux voies : La conversion au prochain par laquelle passe la conversion à Dieu, surtout quand il s’agit de l’opprimé et du pauvre, de l’homme broyé, du pays dominé, car, bibliquement, connaître Dieu c’est pratiquer la justice (Jr 22, 13-16).  Le  Christ sera rencontré dans le prochain (Mt, 25, 31-45), et l’humanité devient le vrai Temple de Dieu. La deuxième voie est celle de l’engagement concret car cette conversion implique l’engagement réel et pratique dans le processus de libération des pauvres. En nous libérant du péché, Jésus touche à la racine même de l’ordre injuste. Le Messie insiste sur la lignée prophétique opposée au culte formel vidé de son contenu spirituel ; Il nous annonce l’Evangile de l’Amour de Dieu le Père qui va contre toute injustice, privilège et oppression. Donc, pour les chrétiens qui se trouvent confrontés à des situations d’injustice, l’engagement pour la libération devient un devoir politique et une lutte de solidarité avec les plus faibles.

 « La référence à Marie se présente dans le contexte d’un christianisme révélé dans la Bible. La confrontation avec la Parole de Dieu montrera Marie dans son image évangélique comme femme pauvre du peuple d’Israël, mais riche de spiritualité qui la rend disponible au plan de Dieu pour le salut du monde, forte dans la souffrance, courageuse et prophétique, surtout la Vierge de l’Annonciation qui se manifeste comme personne active et responsable, la Mère qui chante le Magnificat avec toute sa charge libératrice, qui stimule à l’engagement historique mettant en crise les comportements passifs et égoïstes capables de contaminer le témoignage chrétien. »26

Une présentation authentique de la figure mariale susciterait la promotion des vraies valeurs humaines, anthropologiques et évangéliques, comme le respect de la dignité de la vie humaine, don de Dieu, la découverte de l’identité filiale et de la vocation de la femme, la liberté, la justice, la solidarité humaine et la paix. Et quand l’engagement succombe à la violence, aux divisions et au mépris des autres, spécialement des faibles, il doit être critiqué et condamné. Comme elle intervint à Cana pour sauver la joie de la famille naissante, Marie est toujours présente pour promouvoir la joie de l’Evangile dans notre monde.

1 Coste René, 1987, Le Magnificat ou la révolution de Dieu, Paris Ed.Nouvelle cité, p.16

2 Idem

3  Laurentin René,1968, Court traité sur la Vierge Marie, Paris Ed. Lethielleux, p. 41

4 Conférence de Puebla, construire une civilisation de l’amour,1980, P. 80

5  Genre Ermano, 2003, Le Magnificat chant de l’engagement dans l’histoire, dans Maria e l’impegno sociale, Ed. AMI p. 124

6 Valentini Alberto, 2003, L’histoire sous le signe de la miséricorde et du jugement de Dieu, dans Maria e l’impegno sociale, Ed. AMI, p. 99

7 Idem

8 Idem

9 Vocabulaire de Théologie Biblique, 1981, Paris, Ed. Cerf N° 872-873

10 Valentini Alberto, 2003, L’histoire sous le signe de la miséricorde et du jugement de Dieu, dans Maria e l’impegno sociale, Ed. AMI, p. 104

11  Idem

12  Coste René, 1987, Le Magnificat ou la révolution de Dieu, Paris Ed. Nouvelle cité, p. 79-80.

13 Balthazar Von Urs, 1965, La gloire de la Croix, T.I Apparitions, Paris Aubier, p. 286.

14 Card. Ratzinger Joseph, 2002, La Fille de Sion, Paris Ed. Parole et Silence, p. 38-40

15 Vocabulaire de Théologie Biblique, 1981, Paris, Ed. Cerf N° 927

16 Serra Aristide, 2005, p. 112-114

17 Lumen Gentium, ch. VIII: N° 55

18 Congrégation pour la Doctrine de la Foi, 1986, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération,, n°97

19 Coste René, 1987, Le Magnificat ou la révolution de Dieu, Paris Ed. Nouvelle cité, p. 125-126

20 Dupont Dom, 1985, Le Magnificat comme discours sur Dieu, dans Etude sur les Evangiles synoptiques, Paris Ed. Cerf, T. II  967

21 Osservatore Romano, 15 juillet, 2006

22  Coste René, 1987, , Le Magnificat ou la révolution de Dieu, Paris Ed. Nouvelle cité, p. 137

23 De Fiores, Stefano, 2003, dans Maria e l’impegno sociale, Ed. AMI, p. 27-30

24 Idem p.28

25 Idem

26 Boff Leonardo, 2003, dans Maria e l’impegno sociale, Ed. AMI, p. 37-39


[1]Doctorate n theologie mariale. Membre correspondant de l academie Pontificake Mariale. Responsable du movement marial “La libanaise femme du 31 mai”

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